vendredi 19 juin 2009

Avoir 28 ans à Tunis… (version 2009)

Une scène, caricaturale certes, mais aussi véridique que désolante, décrivant le quotidien d’une jeunesse tunisienne qui ne comprend plus rien à rien entre tout ce qui l’entoure d’obligations, de contraintes, de besoins ; économiques, sociaux, humains… :

Un jeune homme, fraîchement rasé, délicatement parfumé, élégamment habillé d’un costume, d'une cravate et d'une paire de chaussures impeccablement cirée, court comme souffle le vent sur les trottoirs marbrés, garnis en boutiques de luxe du quartier chic des « Berges du Lac »… Sur son visage se dessine une peur bleue et son corps volant épouse une gestuelle digne d’un sprinter olympique. A ses trousses courent deux policiers qui avaient rempli la rue de cris et d’injures menaçants, tandis qu’un motard est allé lui couper la route vers la fin de la ruelle qu’il vient de prendre pour échapper à ses persécuteurs.

Ce monsieur n’est pas un cambrioleur, un escroc ou un pickpocket, il s’agit visiblement d’un jeune cadre de banque, d’un bureau d’études ou d’une boîte d’outsourcing… diplômé de gestion, de sciences juridiques, de marketing, ou peut être ingénieur… on devine un fils de bonne famille, bien élevé, motivé, ambitieux… bref, un citoyen modèle !

Ce qu’il fuit, c’est la « rafle » du service militaire ! Une patrouille venait de le saisir en « flagrant délit » marchant sur le trottoir en bas de la société où il travaille, durant sa pause déjeuner. Dès que l’agent de police l’a interpellé, lui demandant de montrer sa carte d’identité nationale, le monde s’était écroulé sur sa tête ; il les a imaginé le «conduire » au poste de police, puis à la caserne, des jours et des jours avant de s’entendre –et ce ne sera qu’à travers un tas d’interventions- sur une régularisation de situation en payant un tribut qui n’est pas moins que la moitié de son salaire pendant un an !
Ses yeux commençaient à tout voir en noir et il se mit à méditer :
Toute une année… et comment survivre ? Déjà il trouve beaucoup de mal à mettre de côté une minable somme en fin de mois pour qu’il puisse espérer se marier dans deux ou trois, peut-être quatre ou cinq ans…
comment il pourra survivre au loyer, aux frais de transport, à une vie de plus en plus chère et qui ne cesse de accabler ses ambitions…
au petit quelque chose qu’il avait promis d’envoyer à ses parents « au bled » tous les débuts des mois…
au prêt qu’il doit payer les mensualités ; la voiture coûte visiblement beaucoup trop ; peut être que c’était trop osé de tenter de posséder une voiture… bientôt il aura une assurance à payer, une vignette, ça devient insolvable…
et si la terre s’arrêterait de tourner ? pendant 21 jours… un an… ? peut être qu’il serait reconduit après, de la caserne directement en prison pour toutes ses traites impayées…
« comment suis-je arrivé là ? était-ce trop demandé, trop osé de vouloir vivre ?
n’avais-je satisfait tous mes engagements ? n’avais-je pas assez combattu ? qu’est ce qu’il me restait à faire et que je n’aurai pas fait ?»
s’est-il dit en courant, la terreur emparée de lui, sans oser se retourner...
« Une année de misère… n’ai-je pas goûté assez à la misère pendant mes années d’étudiant ? n’ai-je pas assez de cette vie de chien ? Comment pourrai-je tendre la main à nouveau à mon père pour lui demander un complément de salaire qui me permettrait un minimum de dignité dans ma vie ?
Non ! je dois courir ; je dois me sauver avec mon argent que l’on cherche à me piquer, n’ont-ils pas assez avec tous ces impôts qui torpillent mon salaire ?
Mais d’où est ce qu’est apparue cette histoire de militaire et de rafle ?! on ne m’en a jamais parlé auparavant, ça n’a jamais fait partie de mes plans !
et voilà que l’on veut me faire comprendre que j’aurais dû…
qu’ils passent des spots sur la télé nationale et des annonces sur les journaux. Mais ils passent un tas de foutaises sur la télé publique et les journaux - torchons que l’on a. Mais qui est ce qui continue à regarder la chaîne « nationale » ??
on me dit là que nul n’est sensé ignorer la loi, mais laquelle des lois ?
Cours avec ton argent ; sauves-toi ! Sauves-toi avec tes jours de jeunesse que personne ne saura te les rendre après… c’est peut être là un devoir plus sacré qu’un service militaire monnayé d’argent, et que personne n’y trouve une explication…
Ils ne m’auront pas aujourd’hui ! Peut être un autre jour, mais pas aujourd’hui ! »

C’est une scène qui se passe tous les jours sur nos rues en ce juin 2009 ; celle des jeunes, «raflés» dans les bus, les métros, les cafés, les salons de thé et les barrages sur les rues ; à toute heure, tard le soir en rentrant chez soi ou tôt le matin en allant au travail, on n’est jamais sûr d’arriver à bon port!
Peu importe que l’on soit avec sa fiancée, sa femme, ses parents… assis dans un salon de thé ou conduisant une voiture, dès que l’on est chopé en ce que l’on pourrait appeler « délit d’existence », on est aussitôt interpellé !

L’angoisse et le stress deviennent l’air que respirent les jeunes de la Tunisie moderne, et même ceux les moins jeunes… on revoit les montres et on vérifie, non pas l’heure mais la date ; sommes-nous bien en l’an 2009 ?! serait-ce vraiment notre pays ? est ce que ce qui se passe serait digne de notre Tunisie, celle qui fait des miracles et qui se creuse un chemin parmi les pays développés… un chemin qu’elle ne s’était pas faite que grâce à la richesse de ses ressources humaines ! un pays qui se dit n’avoir investi que dans ses jeunes…
est-ce que c’est ainsi que l’on voudrait encourager les gens à s’engager dans les projets, la création d’entreprises ?
est-ce que c’est la vision que l’on veut donner aux sociétés offshore qui emploie les jeunes cadres tunisiens, leur montrer notre jeune élite ayant peur de prendre la route ou de sortir la tête de la fenêtre ??!!
Nul mot ne saurait décrire la frustration et l’amertume qui plane sur une ville devenue fantôme de ses jeunes hommes. Du jour au lendemain, la brutalité et la grossièreté de ces « rafles » avaient fait de centaines de milliers de tunisiens des « bons pour la taule », et des cibles potentiels pour des patrouilles de police que l’on n’avait pas vues aussi enthousiastes, aussi appliquées et intransigeantes, lorsqu’il s’agissait de lutter contre la criminalité.

Est ce que c’est ainsi que l’on traite ses jeunes, dans un pays comme le notre et dans l’ère qui la notre ??!
Aucune explication ne pourrait justifier ce qui se passe ! rien ne pourrait légitimer la conduction des gens, ramassés à la louche, en dizaines et comme du bétail, aux postes de police… on n’en revient pas !

Pourtant, il y a juste quelques mois, les murs et les écrans étaient encore ornés de ces affiches évoquant le « dialogue avec la jeunesse ». Aussitôt le dialogue clos, la « rafle » a pris sa place !
Bonjour les bras grand ouverts et les slogans solennels, bonjour la confiance et le respect…
Mais jusqu’à quand continuera-t-on à nourrir cet amalgame entre ce qui est « national » et ce qui se fait passer pour ?


Comme cerise sur le gâteau, juste pour comble, un déplorable journaliste est allé jusqu’à écrire en grand titre au journal « Al Anwar » du samedi dernier : « VIVE LE RAFLE !» et des manchettes du genre : «les citoyens saluent ces campagnes nécessaires et –je site- civilisées, en demandent davantage et remercient les autorités pour avoir nettoyé les rues des délinquants» !!!
Aussi invraisemblable que cela parait, ce sont bien les titres de cet article. Pourquoi ne pas jeter tout le peuple dans les geôles ; on se serait assuré d’avoir –entre autres- mis la main sur tous les criminels du pays… et le peuple qu’il prétend connaître mais qu’est ce que c’est que cette presse, censée être garante des droits du citoyen ?!
Comme quoi, parfois, le ridicule ne tue pas dans ce pays… !

Je ne vais pas parler des droits de l’homme ; certains ont du tellement abuser de cette expression jusqu’à la vider de son sens.
Ce qui me tracasse personnellement, c’est où est ce que c’est le national dans ces pratiques qui sont dignes de forces colonisatrices ? est ce qu’il y aurait dans toute cette histoire quelque chose qui ferait honneur à la nation ?

Mon pays me fait du mal ; ce pays que j’ai toujours assimilé à une mère, généreuse et aimante… celle pour qui l’amour est inébranlable et qu’aucune expression de gratitude n’est suffisante…
C’est cette même mère qui sait parfois devenir injuste et dure avec ses fils…
On continuera pourtant à l’aimer cette mère, à la vénérer… et à espérer qu’elle retrouve rapidement sa raison, parce que cela commence à devenir étouffant.

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